©Kiriko Nananan

mercredi 11 janvier 2017

Au pays du temps immobile

Au pays du temps immobile
homme
tronc contre lequel je me love toute entière
écorce palpitante

Sa peau porte les goûts
du dehors et du dedans
frère de ventre doré

Sa densité
l’espace rempli entre les parois de peau fine

Les brumes murmurent dans ses cheveux
le silence de la neige
chant des torrents sur les rochers
son âme-serpentine

Fixes
les yeux sans compromis
troncs alignés au vent des précipices
fine flèche ébouriffée
qui chante les luttes du crépuscule

Homme debout
            - aigle -
le ciel brûle.



Homme du rêve
trou d’eau au désert parmi les lignes de chant
Bras de sève
bras de foudre
avant-bras de soleil levant

La nuit s’accroche à ses cheveux
ses jambes hardies mangent la colline
et les vestiges du temps
À la bouche
un jus de mûres dodues
il regarde l’horizon couler
accompagne le vent.

samedi 27 septembre 2014

Ton grand bal




Les ombres grandes sous les arbres
et des paillettes dans tes yeux
psalmodies de danseurs
aux sueurs embrassées
Six mois de vide
peau en dérive
corps frôlé d'autres corps
Six mois loin de moi-même
des boucles de nuit de mon jumeau diabolique
Six mois d'élans vers d'autres planètes
aux abysses de peau douce
Six mois yeux bleus
peau claire peau de miel
Six mois à oublier ton grand corps dans d'autres corps
y revenir comme on retrouve un port

Tes oscillations obstinées
tes ruches d'or et tes gratte-ciels
tes rivières folles ou canaux domestiques
tes petites étrangères
fraîches fées sans empreinte
sans nord et sans oblique

Tu gravites autour de cet humus
sans jamais laisser tes pieds
caresser les mousses du fleuve léger
tes pieds flammèches
tour du monde de terriens ailés

Beaucoup de mots déjà entendus :
il y aura une maison sans doute
du cidre du miel et des chants suspendus
des dentelles de pierre des amers des marées
peut-être une de tes petites fées
Tes mots trompeurs
six mois sans les goûter
et ils n'ont pas changé.


Photo : guinguette, source : Saveurs du net

samedi 23 août 2014

Guillevic - Hiver (extrait)

Quand le merle sifflait dans l'herbe et que le vent
Rongeait d'éternité les pierres de nos gros murs,
C'était pour nous la fête et tout s'accomplissait.

Nous connaissions le temps, 
Pour avoir attendu avec l'eau sous la terre
Et nous savions
Le façonner autour de nous comme le temple
Et qu'il résonne de notre cri.

Plus tard le cours des jours et la terrible absence
Et te porter encore, 
Pesant de tout le poids
Des lieux vacants de toi.
Te porter plaie brûlante ouverte sur la ville
Et craindre.

Mais maintenant le temps
S'incurve autour de nous
Et toi présente.
Les vagues de la joie, le chant
Comme des pierres délivrées, 
Le sourire
Ou plutôt l'obole des visages,
Et l'aventure
De tant s'aimer.

Toute fête a ses cris et nous avions les nôtres.

Puisqu'ils pouvaient enfin 
Avoir passage dans la gorge
Et trouver l'air, emplir
Un coin de chambre, un pli de drap,
Ce n'était pas pour dire ou appeler,
C'était nos corps pressés d'aller plus loin encore,
D'arriver quelque part où plus rien ne se crie.

Mais non ! la terre... la terre où tout se joue,
La terre chargée de nous.

Dehors le merle et sa chanson
Sont avec nous.
L'effort des céréales et l'eau des frondaisons,
L'offre impudique des chemins
Et tant de bois.


Guillevic, Terraqué, Gallimard, 1945.

jeudi 21 août 2014

Orage magnétique




Orage magnétique

une foudre
entre ses bras ouverts

Ce février
mois des tempêtes
il a hérissé d'épieux ses remparts

*

Les deux lacs de montagne
descendent vers l'abîme
vert d'eau des pierres dans les torrents
Gravir le jais des crêtes
à l'assaut des horizons clairs

Un murmure au fond des lacs
odeur des forêts indécises
faim de pain dans la maison de pierre
Le miel caché dans nos gorges
infirmes des mots trop gardés

Rires noirs brillants
qui gémissent les jungles brûlées
Yeux soleil et criques de colza
porte ouverte soupire sur les mets partagés
Yeux rires des marées miroitantes
les journées vertes et turquoise de vertiges aquatiques
Mes larmes pâquerettes
bues sous les cerisiers

*

J'aime les longues enjambées du monde
les bouffées d'un air si libre que mes invasions se flétrissent
de n'oser respirer aussi haut
Arpenter
arpenter
et le monde n'est pas assez riche
de longues traînées de ciel
pas assez vaste de galets
de forêts

Dévore la route
ta faim 
tes rêves qui grignotent les frontières
l'empreinte de ton odeur
sur les meubles qui se taisent

La porte de la cave grince

Elle remonte
elle remonte
elle remonte des tréfonds
et dans la nuit tu hurles
et craches des comètes
et me laisses sur le bord des océans
tas d'os par tes mains amassé

Il y a des ténèbres
mon humanité rampante grouillante
mendiant des morsures
cris tombent seuls dans le puits

O viscères
petit feu sous la cendre
rouge dragon gronde
aux spirales bouillonnantes des élancements
vivisection éveillée
hauts fourneaux des tempêtes

*

Terre des brumes
l'endroit que l'oeil ne voit pas
les glaces craquent et fracassent les os

Reclus usés recrachés par le monde
la procession des limbes :
froids fantômes orphelins
coeurs de chiffon greffés par des amants trop fiers

Il y a un garçon qui s'élance
à l'assaut des fièvres assassines
Je ne veux pas aller là-bas
mais mordre le monde à la nuque
Feu sang et rêves avant la nouvelle Ys
ce corps 
veut aller rencontrer l'autre corps
Je veux tenir la gueule des loups dans mes deux poings serrés 
avant qu'ils ne me dévorent

*

Main fantôme
cherche ma main et la serre
serre ma gorge le chant péri
la fenêtre ne voit plus le soleil

Feuilles fauves sur le parc
tu es dans les branches
et les flaques frissonnent

Ce février
une tempête puis une autre
plus que mes doigts de noyée ne peuvent en compter.

jeudi 8 mai 2014

La Lieue de Grève


Il délie les planètes
sur la falaise volubile
et marche dans mon âme
                    Volutes de ses boucles au grand jour

Il grave les pierres roule les rocs
Lieue de Grève renversée
                    Le ciel est en bas
                    sous nos pas

Le Roi préfère au trône 
les fleurs de son jardin
Il y aura
de pâles portraits d'ancêtres
des silences au goût de granit

Le Roi mort dans sa pourpre
a embrassé le Prince
nuage entre les mains
Toute l'eau des ruisseaux
sous ses paupières de feuillage
Toute l'eau des moulins
odeur de rivière onde vive
avril violette la vallée

J'aime aux quatre saisons du fleuve léger
le grain de blé et la loutre sur ton dos
royauté d'herbes et de brindilles
Une casserole qui chantonne
trop de soleil dans tes yeux d'eau 

Face au Fou
un pas plus loin que ton fantôme
je sombre
frère de terre et de cendre
jumeau d'un autre ventre.






Photo : Moulin du Losser, vallée du Léguer. Source : Objectif Image Trégor

dimanche 17 mars 2013

Anne Michaels - Three Weeks

Three weeks longing, water burning
stone. Three weeks leopard blood
pacing under the loud insomnia of stars.
Three weeks voltaic. Weeks of winter
afternoons, darkness half descended.
Howling at distance, ocean
pulling between us, bending time.
Three weeks finding you in me in new places,
luminescent as a tetra in depths,
its neon trail.
Three weeks shipwrecked on this mad island;
twisting aurora of perfumes. Every boundary of body
electrified, every thought hunted down
by memory of touch. Three weeks of open eyes
when you call, your first question,
Did I wake you...

samedi 23 juin 2012

Kenan Kongar - Gouleier kêr

A-hed an noz klouar
'm eus gortozet hir amzer
ha klevet va c'halon o vorzholiañ em bruched, garo.

Dreist an draonienn 'm eus gwelet
o skediñ, e kelc'hioù latar,
gouleier ar gêr vras ;
ouzh sioulded an noz e tiwallent an dud,
hag ar vuhez a verve en o sked,
'vel ma verve va spered.

Ne gleven o reuz
nemet em c'halon
a-dreuz al latar
tano.

Hogen ennon e teve,
en-dro din e troe
ar buhezioù didrouz.
Ha me oa va-unan war al lanneg,
va-unan 'hed an noz o c'hortoz
ur ger.


Kenan Kongar, Barzhonegoù, Al Liamm 1982.

lundi 11 juin 2012

Leurs mains

Regards aux âmes
mains-murmures
la fenêtre vide s'incline
les yeux transparents à brûler le papier
de l'une à l'autre face crevassée
une mante ou plutôt
couverture rude des champs durs et des terres érodées

L'Indien au fouet
une vie poussière et récoltes
une vie puits de cailloux
et étoiles sans pluie

Peuple des chèvres et gamelles sous les oliviers
mains grandes de figues et de lait
Ces pieds qui prendront les routes jusqu'à d'autres crassiers
écartelant les âges
et les fils d'espèce à espèce

Femmes en noir aux pieds de terre
mains chamanes des mères
modèlent des êtres de chiffons y insufflent la vie
les envoient vers un autre futur
Larmes-galets trop grandes
dans leurs yeux d'obscur.






dimanche 10 juin 2012

Les sept tours de pluie


 


Lacérations du ciel
à la saison des pluies caresses
                 la main à la joue
                 le souffle buissonnier
lovés au creux d'un jardin flottant floconneux
L'homme         sa douceur atlantique
poudreux nuage-lèvres
nuque de fougère lunaison
bouche bière et miel de bruyère
l'homme racine
l'homme vent


Les arcs-en-ciel pleurent leurs couleurs
sur les avenues pluvieuses
régurgitent des peurs sous la falaise morte
recrachent les chuchotis d'abysses
chal dichal chant des grands anciens dans les cités englouties
à répondre aux baleines         à renverser Paris


Je te donne forme à nouveau
homme-sirène des sept tours de pluie
A nouveau
cliquetis de sabots diamants noirs
sur une route de montagne
A nouveau
tes cheveux et leur vif chant de nuit


Parler la langue des galets
bleu des lointains indicible
parler ta langue de ciel
ta langue de foin et de fontaine
ta langue de cendre et de sureau
rameaux craquant à la flambée
ta langue de goémon doré
Manger tes mots
tes mots de terre et de flammèches
de feu follet sur landes perchées
tes mots marais
peuple invisible des tombeaux
tes mots peau nue dans les ruisseaux

ta langue écume         chemins de brume.






Photos : en haut, Laurence ; en bas : So busy


Je dois la "saison des pluies caresse" à François Place et à ses merveilleux univers imaginaires, à découvrir notamment en se plongeant dans son inoubliable Atlas des Géographes d'Orbae (ci-dessous). J'encourage tout le monde à aller puiser la matière du rêve à cette source intarissable de visions puissantes (sous lesquelles on sent une grande érudition). Plus d'informations sur François Place ici.





lundi 30 janvier 2012

Les voix sous les eaux



A l'aube balbutiante des tempêtes
rugueuse pointe rocheuse avancée dans la mer
eau mercure et mica et mystère

Dans les profondeurs froides
une forme
âme de raie manta dans les eaux noires de menthe



Sous ciel d'ouragan retenant son souffle
glissement de silence immobile :
baleine vaste vaisseau des siècles
aux mouvants yeux d'ancêtre
ourlés de houle calme et naufrages
émerge effleure et sonde
- retour au trou du temps

Masses marines en révolution
la roche surprise se soulève
Salut, serpentinite et jade maori
murmures de murènes
mues occultes des tikis sous les pluies pacifiques

En bas
errant sous les eaux
les âmes des ancêtres
à manger la lune et les rêves des mérous



Hier
signe baleine et lunule
pythie des abysses intersigne
de runes entrelacs laminaires
Demain
appel des conques résonnantes
vers peaux miellées tatouées
Bercée percée amorcée
levée enlevée soulevée
portée emportée transportée

réveillée.



Photo du haut : © Museum of New Zealand Te Papa Tongarewa / musée du quai Branly
Hei tiki (pendentif anthropomorphe) en pounamu.