©Kiriko Nananan

samedi 23 août 2014

Guillevic - Hiver (extrait)

Quand le merle sifflait dans l'herbe et que le vent
Rongeait d'éternité les pierres de nos gros murs,
C'était pour nous la fête et tout s'accomplissait.

Nous connaissions le temps, 
Pour avoir attendu avec l'eau sous la terre
Et nous savions
Le façonner autour de nous comme le temple
Et qu'il résonne de notre cri.

Plus tard le cours des jours et la terrible absence
Et te porter encore, 
Pesant de tout le poids
Des lieux vacants de toi.
Te porter plaie brûlante ouverte sur la ville
Et craindre.

Mais maintenant le temps
S'incurve autour de nous
Et toi présente.
Les vagues de la joie, le chant
Comme des pierres délivrées, 
Le sourire
Ou plutôt l'obole des visages,
Et l'aventure
De tant s'aimer.

Toute fête a ses cris et nous avions les nôtres.

Puisqu'ils pouvaient enfin 
Avoir passage dans la gorge
Et trouver l'air, emplir
Un coin de chambre, un pli de drap,
Ce n'était pas pour dire ou appeler,
C'était nos corps pressés d'aller plus loin encore,
D'arriver quelque part où plus rien ne se crie.

Mais non ! la terre... la terre où tout se joue,
La terre chargée de nous.

Dehors le merle et sa chanson
Sont avec nous.
L'effort des céréales et l'eau des frondaisons,
L'offre impudique des chemins
Et tant de bois.


Guillevic, Terraqué, Gallimard, 1945.

jeudi 21 août 2014

Orage magnétique




Orage magnétique

une foudre
entre ses bras ouverts

Ce février
mois des tempêtes
il a hérissé d'épieux ses remparts

*

Les deux lacs de montagne
descendent vers l'abîme
vert d'eau des pierres dans les torrents
Gravir le jais des crêtes
à l'assaut des horizons clairs

Un murmure au fond des lacs
odeur des forêts indécises
faim de pain dans la maison de pierre
Le miel caché dans nos gorges
infirmes des mots trop gardés

Rires noirs brillants
qui gémissent les jungles brûlées
Yeux soleil et criques de colza
porte ouverte soupire sur les mets partagés
Yeux rires des marées miroitantes
les journées vertes et turquoise de vertiges aquatiques
Mes larmes pâquerettes
bues sous les cerisiers

*

J'aime les longues enjambées du monde
les bouffées d'un air si libre que mes invasions se flétrissent
de n'oser respirer aussi haut
Arpenter
arpenter
et le monde n'est pas assez riche
de longues traînées de ciel
pas assez vaste de galets
de forêts

Dévore la route
ta faim 
tes rêves qui grignotent les frontières
l'empreinte de ton odeur
sur les meubles qui se taisent

La porte de la cave grince

Elle remonte
elle remonte
elle remonte des tréfonds
et dans la nuit tu hurles
et craches des comètes
et me laisses sur le bord des océans
tas d'os par tes mains amassé

Il y a des ténèbres
mon humanité rampante grouillante
mendiant des morsures
cris tombent seuls dans le puits

O viscères
petit feu sous la cendre
rouge dragon gronde
aux spirales bouillonnantes des élancements
vivisection éveillée
hauts fourneaux des tempêtes

*

Terre des brumes
l'endroit que l'oeil ne voit pas
les glaces craquent et fracassent les os

Reclus usés recrachés par le monde
la procession des limbes :
froids fantômes orphelins
coeurs de chiffon greffés par des amants trop fiers

Il y a un garçon qui s'élance
à l'assaut des fièvres assassines
Je ne veux pas aller là-bas
mais mordre le monde à la nuque
Feu sang et rêves avant la nouvelle Ys
ce corps 
veut aller rencontrer l'autre corps
Je veux tenir la gueule des loups dans mes deux poings serrés 
avant qu'ils ne me dévorent

*

Main fantôme
cherche ma main et la serre
serre ma gorge le chant péri
la fenêtre ne voit plus le soleil

Feuilles fauves sur le parc
tu es dans les branches
et les flaques frissonnent

Ce février
une tempête puis une autre
plus que mes doigts de noyée ne peuvent en compter.